3 mois de marche et près de 2000 km pour François Koch entre le quartier de la Croix-Rousse à Lyon et le phare de Finisterre au nord-ouest de l’Espagne, l’extrémité de l’Europe, km 0…
Dans La Trilogie « Les miroirs de Compostelle » proposée ici, l’auteur a croqué toute une galerie de personnages, tour à tour excentrique, taciturne, bigot, loufoque, érotomane ou illuminé, sans oublier ses petits et grands travers à lui.
Huit années lui ont été nécessaires, au retour du chemin de Compostelle effectué d’un seul tenant, pour en extraire à travers ce récit en trois parties toute la subtilité, la spiritualité et la fantaisie qui en font sa notoriété grandissante.
Extrait :
Une apparition.
Nous venons d’avoir une drôle d’apparition ! Nous étions en train de nous reposer sur un rocher en léger surplomb du chemin, en regardant défiler le flot de pèlerins de tous âges, de tous pays et vêtus de toutes les couleurs, qui vont en solitaire, en binômes ou en petits groupes lorsque, dans un même mouvement d’étonnement, nous avons écarquillé nos yeux. Interdits. Nous nous sommes dévisagés un court moment, un rictus au coin des lèvres, puis avons reposé nos yeux sur l’apparition tout en réprimant un fou rire naissant. C’est une femme pas toute jeune aux cheveux couleur myrtille qui vient d’apparaître au détour d’un virage et qui nous lance « Ha-ayyy ! » d’une voix infantile en se mordillant la lèvre inférieure. Cette femme porte bien un sac à dos, des chaussures de marche, des chaussettes, un short et… c’est tout. Oui, c’est tout ! Pas de tee-shirt. Elle bringuebale ses seins dans le défilé des pèlerins. Des seins usés, mais guillerets à bien y regarder, qui dodelinent à chacun de ses pas. Sur la plage ou au sauna, nous ne ferions nul cas d’une femme aux seins nus – nous en avons vu d’autres ! – mais là, c’est Compostelle. On ne s’y attend pas. C’est décalé. Je sens Mario prêt à exploser de rire avec moi. La pèlerine passe. Nous continuons de l’observer en nous pinçant les lèvres. Elle exhibe un écusson du Canada sur le rabat de son sac à dos. Un bout de mamelon se devine encore, qui jaillit à gauche puis à droite. À gauche. À droite. Gauche. Droite. Gauche. Droite.
La Canadienne s’éloigne.
Fou rire.
Versant sud des Pyrénées. Le brouillard accompagne notre descente. Dans quelques minutes, nous déposerons nos épuisements à Roncesvalles, comme nous y déposerions nos épées.
Une dernière patte d’oie nous fait hésiter. Quelque chose remue sur le chemin de droite, un peu plus loin, à la lisière des bois. Ce n’est pas un animal (il y a trop de passage ici), ni des branches (il y a peu de vent). Qui va là, alors ?… Mais oui, c’est elle : la Canadienne ! Debout, les jambes en fente, un pied sur le sentier et un autre déjà prêt à rentrer dans les bois, elle nous attendait. C’est nous qu’elle attendait ! La bougresse. Elle incline la tête en nous gratifiant d’un clin d’œil sans équivoque qui nous invite à nous enfoncer avec elle dans les forêts touffues.
« On va la souivre pour voir chusqu’à où elle arrive !, me chuchote Mario.
– Ça va pas, non ? Arrête de la regarder !
– Chouste pour rigoler in pétit peu.
– Mais enfin ! Tu veux coucher avec elle, ou quoi ?
– C’est elle qui nous provoque !
– Allez, viens ! Y’a la flèche jaune, c’est par là, regarde ! À gauche. C’est à gauche, le chemin ! »
J’ai pris le chemin de gauche. Mario m’a emboîté le pas.
« Oh la la ! Tou es pas marrant !, me lance-t-il.
– Mais tu pensais vraiment la suivre ? »
En guise de réponse, il hausse les épaules. Quel provocateur ! Je me fais toujours avoir.
[ ]
Le soir même, dans le grand dortoir du gîte de Roncesvalles :
Étendus sur nos lits, harassés de fatigue, nous entendons soudain des rires étouffés, des chuchotements puis des ricanements. Cela provient du corridor, semble-t-il. Nous étirons nos corps alanguis afin d’y pencher nos têtes. Que se passe-t-il donc ? Un jeune costaud, qui ne serait même pas vilain sans son catogan de cheveux gras, est en train de parler à deux messieurs sur un ton de confidence tout en agitant les bras avec frénésie lorsque, d’un coup d’un seul, les deux messieurs se précipitent vers les cabines de douches (celles des hommes, car ici en Espagne, les douches ne sont pas mixtes). Mais pourquoi une telle précipitation ? Il se passe de drôle de choses…
Nous attendons, silencieux, en laissant dépasser nos têtes pour ne rien manquer de la suite. Des éclats de rire graveleux et des grincements de portes répétitifs nous interpellent.
Au bout de longues minutes, nous voyons avec étonnement sortir des douches des hommes… la Canadienne ! Encore elle. La coquine ! Ses seins sont couverts d’une serviette, cette fois. Elle exhibe un visage guilleret. Comblée ? Pas encore. La voilà qui pénètre dans le box d’à côté, suivie d’extrêmement près par le jeune costaud au catogan gras, par les deux messieurs et même par un quatrième homme qui passait là par on ne sait quel hasard.
Combien y a-t-il eu d’invités à ce festin canadien ? Nous ne le saurons jamais.
Mario me sourit depuis le lit du haut. Nous rétractons nos têtes, avant de plonger chacun dans un sommeil peuplé de délices.